Courts décrépis, balles usées, saisons déficitaires... Dans l’enfer du circuit secondaire, ou quand le tennis ne paie pas

Courts décrépis, balles usées, saisons déficitaires... Dans l’enfer du circuit secondaire, ou quand le tennis ne paie pas
Par: RMC sport tennis Posté le: Novembre 10, 2025 Voir: 16

Sous le vernis glamour du tennis mondial, une autre réalité se joue loin des millions et des projecteurs. Celle de joueuses et joueurs qui s’accrochent semaine après semaine sur des courts anonymes. Aziz Dougaz, 289e mondial, Lucas Poullain, 370e, Manon Léonard, 194e et Sara Cakarevic 574e, ont accepté de lever le voile sur cette vie parallèle. Celle d’un tennis sans paillettes, où la passion se mesure à la sueur dépensée autant qu’aux kilomètres parcourus.

À 28 ans, Aziz Dougaz n’a plus besoin qu’on lui explique les règles non écrites du métier. Actuel 289e mondial, le Tunisien les connaît par cœur: le talent ne garantit rien, et le courage n'est pas toujours récompensé. "Plusieurs fois, je me suis dit 'finalement, à quoi bon se donner à 100% pour un sport qui ne te redonne pas assez'", confie-t-il à RMC Sport. Sa voix ne trahit ni amertume ni colère, juste un constat lucide: celui d'un joueur qui a longtemps voyagé à ses frais pour défendre son rêve.

Car avant d’espérer fouler la terre battue de Roland-Garros ou le gazon de Wimbledon, il faut gravir une montagne à plusieurs étages. Tout en haut culmine le circuit ATP, divisé entre les quatre tournois du Grand Chelem, les neuf Masters 1000, les ATP 500 et 250. En dessous, les Challengers. Et tout en bas, le circuit ITF, ou Futures, où s’affrontent des joueurs classés entre la 200e et la 2000e place mondiale. Une pyramide aux bases fragiles, où la majorité rame dans l’anonymat pour espérer un jour cumuler assez de points pour entrevoir la lumière.

Jouer pour survivre

Sur ces tournois, la victoire finale rapporte à peine 1700 euros. De quoi à peine couvrir un vol ou une semaine d’hôtel, rarement plus. Dougaz, lui, a cessé de compter depuis longtemps.

"Si tu payes ton hôtel, ton coach sur la semaine, tu es sûr d’être dans le négatif. Tu y vas en sachant que tu ne gagneras pas d’argent, le seul but, c’est de prendre des points pour monter au classement", explique l'habitué de ces tournois mineurs. Un aveu qui résume tout: ici, on joue pour survivre, pas pour s’enrichir.

Autour de lui, la même résignation teintée d’ironie. Lucas Poullain, son ami et ancien coéquipier à Florida State University, vit également dans cette équation absurde. Classé autour de la 350e place mondiale, il jongle entre tournois Futures et Challengers.

"Si j’arrive en finale, ou parfois dès la demi-finale, j’ai une chance de rentrer dans mes frais. Sinon, ce n’est que de la perte. Sur des Futures, c’est souvent impossible de prendre un coach parce que c’est trop de frais. Sur ce genre de tournois, il faut faire attention pour essayer de rentrer dans ses frais ou au moins ne pas perdre trop d’argent", déplore le Français.

À ce niveau-là, même gagner un tournoi ne garantit rien. Sara Cakarevic , 28 ans, navigue entre les ITF en ce début de saison 2025. Pour elle, les semaines dans les W35 (dotations de 35 000 dollars pour tout le tournoi ndlr) symbolisent la dure réalité du circuit.

"En 35 000, en vrai, si je prends un entraîneur et que je ne gagne pas le tournoi, je perds de l’argent. Mais d’un autre côté, c’est aussi un sacrifice à faire parce que ça change quelque chose d’avoir quelqu’un avec toi."

Alors elle enchaîne les voyages, seule, souvent sans staff, avec un seul objectif : s’extraire de cette zone où les comptes sont toujours dans le rouge.

"En vrai, tu sais très bien que tu ne vas pas te faire de l’argent. Tu y vas pour prendre le max de points, pour changer au plus vite de catégorie et ne plus jamais retourner en W 35 " confie Sara Cakarevic .

Le cut qui change tout

À ce niveau-là, le tennis devient donc un investissement risqué, une bourse où les défaites se paient cash. Et chez les femmes, la précarité n’épargne personne. Manon Léonard, 194e mondiale, en a fait l’expérience. Elle sait que, sur le circuit, tout peut basculer en une semaine.

"Financièrement, les qualifs de Grand Chelem, c’est super important. À partir du moment où tu arrives à intégrer les qualifs des tournois du Grand Chelem, tu t’en sors. Tu peux emmener tes coachs sur 17-18 semaines, c’est le cut qui change tout. Avant, c’est chaud", explique-t-elle.

20.000 euros pour une défaite au premier tour des qualifications d’un Grand Chelem: un jackpot pour certains, une bouffée d’air pour d’autres. De quoi financer une partie de la saison, mais pas l’avenir. Entre le luxe du grand tableau et la rudesse des Futures, l’écart est abyssal. Car avant même de penser au jeu, il faut composer avec des conditions que beaucoup jugeraient indignes d’un sport aussi exigeant.

Les anecdotes se ressemblent, souvent les mêmes, simplement situées à des milliers de kilomètres de distance. Terrains fissurés, balles usées, chambres sans climatisation, repas improvisés... Le circuit secondaire, c’est un voyage permanent dans les marges du professionnalisme.

Aziz Dougaz se souvient ainsi d’un triste tournoi à Saint-Domingue. "Les conditions étaient vraiment très très compliquées, confie-t-il. Il y avait des fissures sur les courts de match et d’entraînement, on avait un accès limité aux terrains. Je suis arrivé samedi soir, mon premier match, c'était mercredi. Et puis finalement dimanche, impossible de s'entraîner parce qu'il y a les qualifs, il n'y a aucun terrain d'entraînement. Le seul moment où on pouvait taper c'était à 5h du matin. Lundi pareil, il fallait attendre 18h pour pouvoir taper un peu la balle. Finalement, tu te dis qu’on ne nous offre aucune bonne condition pour pouvoir donner le meilleur de nous-mêmes".

Ces tournois sont souvent sous-traités à des organisateurs locaux, eux-mêmes en manque de moyens. Les joueurs s’entraînent avec des balles usagées, sur des courts décrépis.

Sara Carakevic se souvient d'un tournoi en Roumanie, où l'expérience a tourné au cauchemar. "Je me suis réveillée, j'avais un cafard sur mon oreiller. C'est le genre de truc qui te dégoûte. Il n'y avait même pas de fenêtre dans la chambre, juste une ouverture au plafond".

La chambre de Sara Cakarevic lors de son tournoi en roumanie
La chambre de Sara Cakarevic lors de son tournoi en roumanie © Sara Carakevic
La chambre de Sara Carakevic lors de son tournoi en Roumanie
La chambre de Sara Carakevic lors de son tournoi en Roumanie © Sara Carakevic

Une réalité partagée par d'autres. Manon Léonard, elle n'a pas oublié son retour brutal à la réalité après l'Australie. "Le lendemain de l’Open d’Australie je suis partie en Tunisie à La Marsa pour jouer un W50. Tu te dis 'qu’est-ce que je fous là', se souvient-elle encore stupéfaite. La différence est terrible. Il y avait des trous sur le terrain, la peinture était enlevée et on devait jouer les matchs dessus. C’était un sketch", se souvient la Française.

Entre deux tournois, certains découvrent des hôtels de fortune, d’autres des navettes fantômes. "En 2023 en Bulgarie, je me souviens d’un hôtel tout petit, pas propre, vraiment compliqué, se remémore Lucas Poullain. Les navettes n’arrivaient pas, communiquer avec les organisateurs du tournoi était quasi impossible. Cette semaine-là, il y avait eu de la pluie, pas de courts intérieurs, pas d’info sur quand on allait jouer..."

Et parfois, le système tourne à l’absurde. "J’étais sur un 15.000 (dollars, ndlr) et les organisateurs proposaient un hôtel partenaire du tournoi, poursuit le Français. Moi j’avais choisi de me loger ailleurs parce que c’était moins cher, et du coup le tournoi me mettait des bâtons dans les roues, en me refusant l’accès aux terrains d’entrainement". Là où le classement devrait être le seul critère, le logement devient parfois une pénalité.

Un système à bout de souffle

Les différences entre le sommet et la base de la pyramide se nichent ainsi jusque dans les détails. "Déjà ce qu’il faut dire, c’est que le changement de balles n’est pas pareil qu’en Challenger et en ATP, explique Dougaz. En Futures, tu es en demi-finale, tu changes les balles au bout de 11-13 jeux. Alors que sur le circuit pro, en Challenger ou plus haut, c’est entre 7 et 9. À l’entraînement, tu n’as jamais de balles neuves".

À ce niveau, même les rebonds trahissent l’écart de monde. "Chaque tournoi choisit sa balle, confirme Manon Léonard. J’ai joué avec Tecnifibre, Babolat puis Wilson. T’as pas le droit d’avoir des balles pour t’entraîner. Les balles usagées, c’est pourri: tout est si difficile, ça change tout. C’est tellement un monde d’écart que quand tu arrives sur les tournois du Grand Chelem, c’est Disneyland".

Le coût d’une saison

Derrière les kilomètres et les sacrifices, il y a la réalité économique. "J'ai la chance d'être tunisien et d'avoir des tournois chez moi ou je suis toujours très bien reçu. Mais ma saison 2024 m’a tout de même coûté environ 70.000 euros, raconte Aziz Dougaz. J’ai joué trois tournois du Grand Chelem, j’ai gagné entre 165.000 et 175.000 dollars (entre 143.215 et 151.880 euros, ndlr), mais sans compter les taxes. Après impôts, il ne reste plus grand-chose". Manon Léonard parle quant à elle de 45.000 euros de dépenses pour la saison. "Tant que j’arrive à faire les qualifs de Grand Chelem, je finis positive à la fin de l’année", assure-t-elle.

Pour Lucas Poullain, la ligne budgétaire est encore plus serrée. "En 2024, j’ai dépensé 27.000 euros et gagné 25.000 dollars (21.710 euros, ndlr), explique-t-il. Heureusement j'ai fini tout juste dans le top 250 et j'ai pu bénéficier du nouveau programme Baseline: l'ATP a pris mes gains en tournoi cette année-là, et étant donné qu'ils n'étaient pas assez hauts, ils m'ont complété l'année d'après pour arrondir à 75.000 dollars (65.130 euros, ndlr)".

Ce fameux programme Baseline mis en place en 2023 par l'ATP vise à garantir un revenu minimum pour les joueurs du top 250. Mais comme l'explique le Français, "si tu n'es pas dans les 250 meilleurs, c'est chaud. Une place peut coûter très cher".

Dans cet équilibre fragile, la moindre blessure peut tout faire basculer. "Quand t’es blessée, t’as zéro revenu, confie Manon Léonard. Pour revenir, c’est galère. J’en connais qui ont arrêté, qui ont craqué à cause des blessures". Aziz Dougaz acquiesce: "Du jour de ma blessure jusqu’à ma reprise, j’en ai pour 35.000 à 40.000 euros de dépenses. Sans aucune rentrée d’argent".

Les matchs par équipes, bouée de sauvetage

Dans cette économie précaire, les matchs par équipes en Europe sont une respiration, un garde-fou contre la faillite. Ces rencontres opposent deux équipes composées de plusieurs joueurs qui s'affrontent à travers plusieurs simples et doubles le temps d'un week-end. "C’est une chance incroyable d’avoir ça en Europe, admet Dougaz. C’est grâce à ces matchs-là que j’ai pu financer mon coach, faire plus de semaines avec lui et passer un cap".

Manon sourit à l’évocation du sujet: "Les matchs par équipe peuvent payer pour certains 10.000 euros pour 5 rencontres, explique-t-elle. Une fille classée 400-500e mondiale peut prendre 10.000 euros. Certaines comptent là-dessus, il y en a énormément qui vont jouer en Allemagne ou en Italie". Des piges qui offrent un souffle, mais pas de stabilité. Car une saison de tennis ne s’équilibre jamais vraiment, elle se survit.

Dans les aéroports vides et les chambres d’hôtel impersonnelles, la solitude devient également une compagne familière. "Je suis toute seule, mes coachs font entre 17 et 18 semaines avec moi, mes parents m’accompagnent quelques fois pour que je sois le moins possible seule", confie Manon Léonard. Une vie en mouvement perpétuel, suspendue à des points ATP et à des vols de nuit.

Lucas Poullain se souvient pour sa part de ces matchs sans spectateurs, joués dans un silence de cathédrale. "Parfois tu arrives dans un endroit, il n’y a personne, soupire le Français. Vous êtes deux à jouer, pas d’arbitre de ligne, la motivation tu vas l'à trouver ailleurs, ça, c'est sur"

Un sentiment que beaucoup taisent, de peur qu’il ressemble à un aveu de faiblesse. Pour continuer, il faut garder la foi chevillée au corps. "Pour être joueur de tennis professionnel en étant très rationnel, c’est très compliqué, souffle Dougaz. Si on y pense trop, on arrête. C’est la passion, l’amour du sport qui font qu’on continue".

L’envers d’un rêve

À la fatigue, à la solitude, s’ajoute la violence du monde extérieur. Les réseaux sociaux, devenus terrain d’expression des parieurs frustrés, ajoutent une pression invisible. "T’as très envie de répondre aux parieurs et de les insulter en retour, confie Manon Léonard. Les cinq minutes où t’as perdu, t’as envie de fissurer. Quand c’est sur Instagram, ils vont commenter tes photos. Tu dois prendre le temps d’aller supprimer les commentaires. On n’est vraiment pas protégés, c’est open bar."

Et le paradoxe, c'est que pendant que les joueurs encaissent les insultes, les tournois, eux, s'affichent parfois avec des partenariats de sites de paris sportifs. Une hypocrisie que Sara a du mal à digérer. "Ce n'est pas le pari en soi qui me dérange, c'est que les tournois gagnent de l'argent dessus et nous, rien du tout affirme Sara. C'est là que c'est honteux, parce qu'en quelque sorte, c'est sur notre dos qu'ils se font de l'argent"

Aziz Dougaz partage le même constat lucide et amer : "Les joueurs ne bénéficient vraiment pas de cette retombée-là, pour des raisons d'éthiques que je comprends totalement, mais je ne vois pourquoi c'est ok pour les tournois et pas pour les joueurs ? Nous les joueurs on a rien demandé" déclare Dougaz.

Entre haine, doute et épuisement, beaucoup songent à tout arrêter. Et pourtant, ils restent. Parce que malgré tout, le jeu garde un pouvoir unique. " Être 200e mondial, meilleur joueur au classement de Tunisie et du continent africain, et n’avoir aucun sponsor, ce n’est pas normal ", reconnaît Dougaz. Mais je ne changerais rien. Parce que c’est ma passion".

Une analyse quasi irrationnelle que ne renie pas Manon Léonard: "L’amour du jeu est trop important".

Un monde sans filet où chaque point compte, chaque victoire repousse l’échéance d’un renoncement. Sara, Manon, Lucas ou Aziz ne courent ainsi pas après la gloire : ils courent pour continuer. Pour un billet vers un Grand Chelem, pour un chèque qui couvre le mois, pour une chance de vivre encore un peu de leur passion.

Sara, elle, garde la flamme malgré les blessures et les doutes. "Le truc, c'est que vraiment, j'adore jouer au tennis. Donc oui, si je n'aimais pas le tennis, j'aurais déjà arrêté, surtout si je ne pensais pas que je pouvais faire quelque chose, c'est à dire être top 100, j'aurais arrêté"

Le prix du rêve, c’est celui-là sur le circuit ITF: une vie de sacrifices, d’avions low-cost, de balles usées et d’hôtels fatigués. Une vie d’incertitude, mais aussi de foi. Parce que tant qu’il reste un court, une raquette et un adversaire, le rêve tient toujours debout.

Antoine Bellanger

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